Expériences sur les animaux pour les cosmétiques : où en est-on ?
S’il y a bien un domaine historiquement connu du grand public pour les cruautés de ses expériences sur les animaux, c’est celui des cosmétiques. Une Initiative Citoyenne Européenne (ICE) est actuellement en cours dans le but d’éviter que ces expériences ne recommencent, alors que depuis 2009 l’Union européenne interdisait pourtant les tests sur les animaux. Pourquoi ? Nombre de citoyens peinent à comprendre ce sujet, et voici l’occasion de vous expliquer la législation et les enjeux actuels.
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L’interdiction européenne de 2009 : une avancée majeure
Tournant historique pour les animaux : en 2009, le règlement (CE) no 1223/2009 du Parlement européen et du conseil relatif aux produits cosmétiques stipule que non seulement les ingrédients mais aussi les produits finis à usage cosmétique ne pourront plus être testés sur les animaux. C’est une excellente nouvelle qui fait suite à des années de mobilisation de la part des associations de protection animale. Ce règlement précise notamment qu’« il devrait être possible de revendiquer sur un produit cosmétique qu’aucune expérimentation animale n’a été effectuée dans l’optique de son élaboration. »
Pour permettre une adaptation et la mise en place de méthodes de substitution aux animaux, une période supplémentaire est accordée pour certaines substances : « En ce qui concerne les expérimentations concernant la toxicité des doses répétées, la toxicité pour la reproduction et la toxicocinétique, pour lesquelles il n’existe pas encore de méthodes alternatives à l’étude, la période d’application du paragraphe 1, points a) et b), est limitée au 11 mars 2013. »
C’est le 11 juillet 2013 que le règlement entre en vigueur, et les marques de produits cosmétiques commercialisés au sein du marché de l’Union européenne (UE) revendiquent alors qu’elles ne testent plus sur les animaux, ni leurs ingrédients ni leurs produits finis.
Dans ses considérations en préambule, le règlement rappelle notamment qu’il est « possible d’assurer la sécurité des produits cosmétiques et de leurs ingrédients en utilisant des méthodes alternatives qui ne sont pas applicables à toutes les utilisations des ingrédients chimiques. Il convient donc de promouvoir l’utilisation de ces méthodes dans l’ensemble de l’industrie cosmétique et d’assurer leur adoption un niveau de protection équivalent aux consommateurs ».
La mise en place de ce règlement a, de facto, encouragé les acteurs cosmétiques à utiliser des méthodes alternatives existantes ou à rapidement s’intéresser à leur développement. Le secteur cosmétique a donc été force d’innovation et d’investissement sur ces méthodes, comme le note la Commission : « les méthodes de substitution mises au point dans l’industrie cosmétique, telles que les modèles de peau humaine reconstituée, sont désormais utilisées dans d’autres secteurs et suscitent un intérêt croissant dans de nombreux pays tiers. »
Cette interdiction d’expérimentation a même permis la création de l’EPAA[1] permettant la collaboration des entreprises et des institutions[2]. Le droit permet une accélération sans précédent dans l’utilisation de ces méthodes.[3]
Les produits cosmétiques fabriqués hors UE sont-ils concernés ?
Un doute planait sur les produits fabriqués hors UE : la législation les concernait-elle ? Alors que cette interdiction était loin d’être claire, et qu’elle permettait un contournement de l’esprit de la loi par certaines marques, comme l’explique cet article des Tribunes de la Santé, la Cour de Justice européenne s’est prononcé le 21 septembre 2016, en réitérant la volonté de l’UE de ne pas commercialiser des produits ayant été testés sur les animaux ou comportant des ingrédients testés sur les animaux (hors exceptions précitées).
Le problème des exceptions
La confusion et la suspicion des consommateurs restent pourtant vives, car il existe bien des exceptions qui ne sont pas concernées par cette interdiction.
Si l’article 18 du règlement prévoit la possibilité de dérogation accordée à certains États membres[4], il s’agit bien plus d’une précaution législative laissant un possible recours à l’expérimentation animale dans des cas absolument exceptionnels.
Le problème vient plus de la réalité des expériences menées sur les animaux, qui sont loin d’être séparées en fonction de l’usage final : dans la pratique, des substances utilisées dans la pharmacopée, dans l’industrie, le sont aussi dans la cosmétique.
Le 11 mars 2013, une communication de la Commission européenne au parlement et au Conseil précise l’interprétation de la législation. Au point 3.1, la Commission rappelle justement ceci :
« La majorité des ingrédients utilisés dans les produits cosmétiques sont des ingrédients qui sont également utilisés dans de nombreux autres produits de consommation et produits industriels, tels les produits pharmaceutiques, les détergents et les denrées alimentaires, et l’expérimentation animale peut se révéler nécessaire pour garantir la conformité de ces produits avec le cadre légal qui leur est applicable. »
Les substances qui ne sont pas uniquement à usage cosmétique peuvent donc tout à fait être testées sur les animaux par ailleurs. Et ce point n’est pas anodin.
Autre exception, les substances qui pourraient mettre en danger les travailleurs sur les chaînes de fabrication ne sont pas concernées par l’interdiction (articles R 4421-1 à 4427-5 du code du travail[5]).
Enfin, cette législation ne s’applique bien évidemment qu’aux produits commercialisés au sein du marché européen. Or, le marché chinois, où les marques de cosmétiques commercialisent grandement leurs produits, impose, lui, l’expérimentation animale.
Face à cela, l’ambivalence de la communication des marques et des labels « cruelty free »
C’est pourquoi les marques qui revendiquent leurs produits « cruelty free » conservent tout leur sens : il s’agit d’une position et d’un engagement qui va au-delà du règlement européen et des exceptions.
Certaines marques refusent par exemple de commercialiser leurs produits en Chine, comme Le Petit Olivier. D’autres, comme Lush, ont toujours refusé les tests sur les animaux, et font partie des marques qui ont historiquement contribué à la prise de conscience collective.
Mais suite à ce règlement, certaines marques, qui vendent leurs produits sur le marché chinois et ne se sont jamais engagées pour les animaux, n’ont pas hésité à mettre subitement en avant qu’elles ne testaient pas sur les animaux (comme toutes les marques donc) : elles affichent alors ce qui n’est que le simple respect de la loi, comme un étendard éthique et un argument commercial.
Alors que les labels ont toujours du sens, il devient même interdit juridiquement d’afficher les allégations « non testé sur les animaux » sur les produits ou même de défendre des produits « cruelty free », et notre association Animal Testing, vient récemment d’en faire les frais[6].
En cause ? Le discrédit que cela jette sur les autres produits et la confusion sur la législation, puisque l’interdiction est de mise.
Les marques « Cruelty free » vont alors devoir faire preuve d’originalité pour contourner cette impossibilité : les mentions « marque opposée aux tests sur les animaux » ou « respecte les animaux » ou encore « s’oppose aux tests sur les animaux » vont alors voir le jour.
C’est ce que rappelle en 2018 une note de la DGCCRF : « en application du règlement n°655/2013, les allégations portant sur des caractéristiques en réalité imposées par la réglementation sont interdites. De fait, les mentions, de type « non testé sur les animaux, qui laissent penser aux consommateurs que d’autres produits mis sur le marché européen sont testés sur les animaux, sont interdites. »
Pourtant, l’interdiction de tests sur les animaux n’est pas totale, et l’engagement des marques « Cruelty free » va bien au-delà de nos frontières. Les labels et les mentions conservent donc, en cela, tout leur sens.
REACH, Echa : de quoi parle-t-on ?
Pour compliqué encore cet état des lieux, le programme intitulé « REACH » (Registration, Evaluation and Authorisation of Chemicals), destiné à l’enregistrement, à l’évaluation et à l’autorisation des substances chimiques a été adopté en 2006. Il vise à assurer la protection de la santé humaine et de l’environnement en vérifiant l’innocuité des substances utilisées dans l’industrie, et notamment dans l’industrie cosmétique.
Les entreprises qui fabriquent un nouveau produit avec une substance non répertoriée par le programme REACH doivent prouver qu’elle n’est pas nocive. Cela implique que toutes les substances qui n’ont encore jamais été testées doivent l’être et ce même si cela doit passer par des expérimentations réalisées sur les animaux. La réglementation REACH oblige également les tests pour les ingrédients chimiques utilisés à plus d’une tonne par an en Europe. On comprend donc que les deux règlementations sont dissonantes.
C’est déjà ce qu’expliquait, en mars 2013, la communication de la Commission européenne :
« En général, les ingrédients utilisés dans les produits cosmétiques sont également soumis aux dispositions horizontales du règlement REACH et il se peut qu’il soit nécessaire d’avoir recours à l’expérimentation animale pour compléter les dossiers s’il n’existe aucune autre solution. »
Et de préciser d’ailleurs, en mai 2021 que :
« En outre, puisqu’il est difficile dans certains cas de distinguer les dispositifs médicaux des produits cosmétiques, l’article 119 du règlement (UE) 2017/745 (voir synthèse) abroge le règlement (UE) no 1223/2009 en permettant de prendre une décision à l’échelle européenne sur le statut réglementaire d’un produit. Depuis le 26 mai 2021, la Commission européenne peut, de sa propre initiative ou à la demande d’un État membre, décider si un produit ou un groupe de produits donné relève ou non de la définition «produit cosmétique». »
La frontière entre les produits et les ingrédients concernés devient donc de moins en moins claire.
Et, pour illustrer cela, on en arrive à la situation suivante :
Comme on peut le voir sur ce schéma, résumant les différents cas de substances, une seule catégorie de substances, assez minime, (en rouge) n’est pas testée sur les animaux. Nous sommes donc bien loin d’une interdiction totale.
Août 2020 : une interdiction d’expérimentation qui vacille de plus en plus
La tension entre ces deux législations (Reach qui permet ou oblige les tests et le règlement cosmétiques qui les interdit) s’est accrue récemment.
La chambre de recours de l’ECHA a en effet rendu deux décisions importantes le 18 août 2020 concernant deux filtres UV utilisés dans les crèmes solaires, et exclusivement à usage cosmétique : l’Homosalate et l’Ethylhexyl salicylate, ces derniers étant suspectés d’être des perturbateur endocriniens.
Surtout, la chambre de recours estime que le Règlement REACH exige des déclarants qu’ils réalisent des études sur les animaux vertébrés même si la substance est utilisée exclusivement comme ingrédient dans des produits cosmétiques, et que cela est conforme au Règlement Cosmétiques. Ces décisions sont une nouveauté forte dans l’interprétation du droit et semble revenir sur l’interdiction du règlement cosmétiques. Concrètement, des tensioactifs, des conservateurs ou tout autre ingrédient à usage même exclusivement cosmétique, pourrait être expérimenté sur des animaux dès lors que des expériences seraient justifiées par l’ECHA.
Andrew Fasey, Membre de la Chambre de Recours et rapporteur dans ces affaires, estime que : “La relation entre les exigences d’information de REACH et les ‘interdictions’ de mise sur le marché et de tests du Règlement Cosmétiques est un problème qui se pose depuis de nombreuses années et qui fait l’objet de plusieurs interprétations différentes.”
Le Propylparaben, le Sodium Lauryl Sarcosinate et la silice seraient aussi concernés.
Mais une volonté réaffirmée des industriels comme des politiques
Le 31 août 2021, Cosmetics Europe, l’association européenne de l’industrie cosmétique, rappelle dans un communiquéson soutien total à l’interdiction prévue par le Règlement Cosmétiques, en soulignant que les méthodes alternatives sont la seule voie possible. Une position qui rassure, mais sera-t-elle suffisante ?
En parallèle, en séance plénière du 16 septembre 2021, les députés européens adoptent à l’unanimité un texte, non contraignant, qui exhorte l’UE à accélérer sa transition et sortir de l’expérimentation animale. Les députés européens souhaitent ainsi l’instauration de « délais pour supprimer progressivement le recours aux animaux dans la recherche et les essais » ainsi qu’ « un financement suffisant à moyen et à long termes pour assurer la mise au point, la validation et l’introduction rapides de nouvelles méthodes d’expérimentation, notamment via un financement accru dans le cadre d’Horizon Europe ».
Si cette décision est politique, elle n’en reste pas moins une excellente nouvelle, qui ne peut que favoriser un respect de l’esprit initial du règlement cosmétiques.
Aujourd’hui : l’Initiative citoyenne européenne et la révision du règlement
Aujourd’hui, les associations de protection animale soutiennent une I.C.E (Initiative citoyenne européenne) intitulée « Save cruelty-free cosmetics », qui revendique que l’interdiction ferme de pratiquer des expériences sur les animaux doit être maintenue pour les ingrédients et produits cosmétiques. Chaque État membre doit atteindre un certain seuil de signatures, pour un total d’un million de signataires, avant le 31 août 2022 pour que cette initiative aboutisse. À ce jour, la France a recueilli 47% des signatures nécessaires.
Simultanément, depuis le 4 octobre dernier, une consultation lancée par la Commission européenne est en cours pour la prochaine révision du Règlement Cosmétiques. Dans ce cadre, les ONG devraient également être entendues.
Pourquoi autant de débat sur les cosmétiques ?
1/ Parce que c’est le seul champ de l’expérimentation animale, avec les produits d’entretien ménagers, où les consommateurs ont un pouvoir de décision direct.
Comme les marques s’adressent à un public de consommateurs, elles sont beaucoup plus enclines à veiller à leur image et leur éthique, et peuvent subir un éventuel boycott de leurs produits ou « buycott » (incitation à soutenir et acheter). C’est un enjeu majeur pour les industriels et les marques.
2/ Parce qu’entre les exceptions, les récentes décisions de l’ECHA, l’interdiction des allégations « non testé sur les animaux » sur les produits et l’ICE en cours, les citoyens comme les médias sont perdus. Et on les comprend.
3/ Parce qu’en 2009 c’était bien la première fois que le droit prenait une position aussi forte et radicale en faveur de l’interdiction de l’expérimentation animale dans tout un domaine : le droit a montré qu’il était non seulement possible techniquement mais aussi souhaitable moralement que tout un domaine soit exempté d’expériences sur les animaux.
4/ Parce qu’enfin l’innovation et le développement des méthodes alternatives a été clairement favorisé et accéléré par le règlement cosmétiques. Financement, collaboration des acteurs, mise en œuvre de plans de partenariats : un effet vertueux est à constater et pourrait servir d’exemple pour d’autres domaines.
Audrey Jougla
Fondatrice et présidente d’Animal Testing
Article initialement écrit gracieusement pour le site Savoir Animal et publié par celui-ci en octobre 2021.
Sources législatives et communiqués :
Règlement
Lignes directrices pour l’application (25 nov 2013) :
Décisions de la chambre de recours de l’ECHA (18 août 2020) :
Communiqué :
- Decision A-009-2018 (https://echa.europa.eu/documents/10162/237e31c9-2801-c160-7e5b-7ce81a3b7f17)
- Decision A-010-2018 (https://echa.europa.eu/documents/10162/46612b84-29af-29ea-9192-b2506f33c8ce)
- REACH regulation
- Cosmetics Regulation
Communiqué de presse sur la décision de la Cour de justice de lUE, du 21/09/2016
Communiqué de Cosmetics Europe, 31/08/2021
Communiqué du Parlement européen, 16/09/2021
Texte adopté :
Initiative Citoyenne Européenne
Autres sources :
[1] European Partnership on Alternative Approaches to Animal Testing
[2] Ainsi, de 2003 à 2009, 13 nouvelles méthodes ont été validées, contre 6 de 1998 à 2002.
[3] Le règlement rappelle ainsi qu’il est « essentiel à cet égard, que la Communauté poursuive et accroisse ses efforts et prenne les mesures nécessaires pour promouvoir la rechercher et la mise au point de nouvelles méthodes alternatives ne recourant pas à l’animal, notamment dans ses programmes-cadres de recherche. Article 44 des considérations en préambule du règlement.
[4] « Dans des circonstances exceptionnelles, lorsque la sécurité d’un ingrédient existant qui entre dans la composition d’un produit cosmétique suscite de graves préoccupations » (article 18) en précisant que « Une dérogation n’est accordée que si : a) l’ingrédient est largement utilisé et ne peut être remplacé par un autre, qui soit capable de remplir une fonction analogue; b) le problème particulier de santé humaine est étayé par des preuves et la nécessité d’effectuer des expérimentations sur l’animal est justifiée et étayée par un protocole de recherche circonstancié proposé comme base d’évaluation. »
[5] Voir : https://www.inrs.fr/risques/biologiques/reglementation.html
[6] Animal Testing s’est vu interdire une campagne d’affichage soutenant les produits « Cruelty free » car la campagne fut jugée contraire à la règlementation en vigueur. C’est malheureusement ignorer la réalité… Nous reviendrons sur cette mésaventure publicitaire sur notre site.